L’économie, une science dure ? Le débat est relancé, et il est violent

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L’économie, une science dure ? Le débat est relancé, et il est violent

Date: 10 September 2016 | 8:03 am

La science économique, en France, n’est pas un monde de tendresse et de douceur: on s’y écharpe comme jamais. En témoigne le brûlot de la rentrée que signent Pierre Cahuc (professeur à Polytechnique) et André Zylberberg (Ecole d’Economie de Paris) : «le Négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser» chez Flammarion. Les deux auteurs s’en prennent frontalement aux économistes dits «hétérodoxes», ceux qui dénoncent la domination d’une pensée économique néolibérale sur la discipline. Pierre Cahuc a accepté de débattre avec une des figures des Economistes atterrés, Benjamin Coriat (Paris-XIII). Et ce fut vif.

L’Obs. Pour mieux dénoncer ceux que vous appelez de façon extrêmement provocatrice les «négationnistes» de l’économie, vous abordez une question épistémologique passionnante : l’économie, dites-vous, est désormais comparable à des sciences expérimentales comme la physique. Est-elle devenue une science dure ?

Pierre Cahuc Le concept de science «dure» est flou, tant les sciences sont différentes. Mais l’économie, aujourd’hui, s’articule autour des deux grands axes qui caractérisent les disciplines comme la médecine, la physique ou la biologie. D’abord, la production de la connaissance repose sur le jugement des pairs, essentiel à la démarche scientifique ; cela passe par des publications, avec des critiques anonymes qui certifient la pertinence des recherches. Ensuite, l’économie est devenue expérimentale: il y a eu une révolution dans la discipline depuis une trentaine d’années, du fait de l’explosion des données accessibles, liée aux nouvelles technologies. Les data ont révolutionné notre capacité de mettre en évidence des relations de cause à effet. De nouvelles méthodes ont été définies, inspirées de celles qu’on trouve en biologie ou en médecine.

De même qu’on étudie l’efficacité d’un médicament en comparant des groupes-tests, nous pouvons comparer, par l’analyse des données, l’évolution de populations touchées ou non par certaines mesures ou certains facteurs: dérégulation financière, salaire minimum, bons accordés à des ménages pauvres pour s’installer dans des quartiers plus favorisés, etc.

Benjamin Coriat Je dois dire d’abord que j’ai été très choqué par le titre de l’ouvrage, qui fait référence à la négation des chambres à gaz et qui suggère de se «débarrasser» d’économistes qui pensent différemment. Pourquoi pas «éradiquer» ! Ce n’est pas le meilleur moyen d’engager un débat scientifique avec ses pairs.

Sur le fond, dire que la part de l’expérimentation est devenue si importante qu’elle aurait révolutionné l’économie est absolument faux. C’est une méthode parmi d’autres: recherche historique, traitement économétrique, tests de modèles, recherches de corrélation… La science économique, fondamentalement, reste une science axiomatique. Depuis qu’elle existe, elle est traversée par des conflits, avec des paradigmes extrêmement différents. Il suffit de regarder vos propres ouvrages: ils font référence à des axiomes, à des paradigmes, à la rationalité ou la non-rationalité du consommateur, au fait que l’information des marchés est parfaite ou non…

En face du paradigme dominant, qui vante le marché, il y en a un autre, auquel je me rattache: les marchés ne sont pas autorégulateurs, ils sont fondamentalement instables, les agents ne sont pas de parfaits calculateurs, ils sont mus par toute sorte d’ «esprits animaux», pour parler comme Keynes.

P. Cahuc. L’expression de «négationnisme scientifique» est fréquemment utilisée, par exemple par l’historien des sciences Robert Proctor pour parler des arguments de l’industrie du tabac. Elle décrit bien la démarche de ceux qui, à l’instar des climatosceptiques, créationnistes ou industriels du tabac, nient les résultats d’une communauté scientifique, déforment la réalité. Et d’ailleurs je pense que vous-même n’avez pas une bonne vision de ce qu’est l’économie aujourd’hui.

La recherche expérimentale de causalités est désormais au centre. Prenez la liste des derniers lauréats de la médaille John-Bates-Clark, attribuée chaque année aux meilleurs économistes de moins de 40 ans: tous sont désormais dans la recherche empirique, à l’exception du dernier en date (Yuliy Sannikov, de Princeton). Les autres travaillent sur l’intégration des Noirs, sur la presse, sur les inégalités, la santé, la drogue…

B. Coriat Qu’il y ait une mode de la recherche empirique, cela en dit long sur la déception des économistes vis-à-vis de la théorie elle-même. Il ne faut pas confondre pour autant les effets de mode avec le cœur de la discipline. Ce que vous appelez «la communauté scientifique» constitue en réalité un petit nombre de chercheurs.

P. Cahuc Consultez alors le site RePEc. org, sur lequel 45 000 chercheurs dans le monde se sont inscrits: la grande majorité est dans la recherche empirique ! La théorie est bien sûr importante: elle est complémentaire aux travaux empiriques. Mais cette idée selon laquelle la science économique chercherait toujours à «vendre» la théorie du marché autorégulateur relève du mythe. Plus personne ne croit que les marchés sont autorégulateurs ! Prenez « l’Economie du bien commun », l’ouvrage de Jean Tirole [ prix Nobel français d’économie, devenu de facto chef de file des économistes orthodoxes, NDLR]: c’est un ouvrage sur la régulation ! La théorie du marché autorégulateur est obsolète, on ne voit plus ce terme apparaître.

B. Coriat J’ai apporté ici un article de juillet 2007 de deux de vos amis, David Thesmar et Augustin Landier, qui représentaient alors le consensus de la communauté scientifique. Ce magnifique article, publié dans «les Echos», était titré «Le mégakrach n’aura pas lieu». Evidemment il a eu lieu.

S’ils avaient été physiciens ou chimistes, avec une telle erreur, ils n’auraient plus jamais rien publié nulle part. Ils se sont trompés parce qu’ils ont repris la théorie ânonnée par la communauté dominante du moment: ils expliquent que grâce à la titrisation, le risque est partagé en petits morceaux, que le krach est donc très improbable. Et ils terminent en disant bien sûr que le «besoin de régulation» n’est pas «si grand qu’on le pense» !

Tout le reste, c’est du baratin. Le grand consensus de la communauté, c’est cela: le fait qu’il n’y ait rien de mieux que l’autorégulation financière. Vous-même, vous écrivez, en faisant l’éloge des réformes Bérégovoy, que toute la question est de savoir si c’est l’Etat qui doit gouverner l’activité financière ou si c’est le marché. Et bien sûr vous répondez: le marché !

P. Cahuc Nous constatons simplement, dans ce chapitre, qu’un marché financier, supervisé par des autorités de régulation indépendantes, produit de meilleurs résultats qu’un système centralisé.

Dans votre livre, vous dites que les économistes ne peuvent pas plus prédire les crises que les médecins, les maladies. Pourtant, nombre d’économistes se livrent sans vergogne à des prévisions, et l’article de Thesmar et Landier en est un exemple.

P. Cahuc Le monde est extrêmement complexe, les gens se trompent. Comme peuvent se tromper les médecins. Avant la crise financière de 2008, il y avait une diversité d’opinions, mais c’est vrai, la crise a globalement été une surprise.

B. Coriat Une surprise pour l’économie orthodoxe ! Et quelle contradiction: on pourrait donc se tromper dans un paradigme, mais on ne laisse pas le paradigme rival exister !

Il est vrai, Pierre Cahuc, que vous donnez l’impression de vouloir fermer la discipline aux hétérodoxes, que vous accusez de «semer le doute». Vous vous félicitez qu’une section «économie et société», qu’ils souhaitaient, n’ait pas été créée à l’université…

P. Cahuc. La discipline est au contraire très ouverte et elle évolue. Cette idée selon laquelle elle serait dominée par le dogme de la rationalité des agents ou des marchés financiers parfaits est fausse. Mais toute production de connaissance repose sur des règles. Elles sont claires. Elles n’interdisent pas la contradiction. Nous ne contestons pas le doute, qui fait partie de la démarche scientifique: nous contestons la façon dont il est produit. Si je doute, j’écris un article, je le soumets à la critique de mes pairs. Ce que ne font pas ceux qui refusent cette logique.

B. Coriat Laisser croire que les hétérodoxes refusent le jugement de leurs pairs est une imposture. Nous publions, tous ! Il se trouve qu’on est peu publiés dans un certain nombre de revues, dont les comités de lecture basent leurs critères d’appréciation sur certains paradigmes. Affirmer comme vous le faites dans votre ouvrage que les Economistes atterrés n’apportent pas la preuve que les marchés financiers ne sont pas efficients est mensonger. Il y a des dizaines d’ouvrages (Michel Aglietta, Dominique Plihon, Robert Boyer, Esther Jeffers, André Orléan…) qui le démontrent au contraire. Mais, pour vous, il faut se «débarrasser» de la totalité des Economistes atterrés, la totalité de ceux de l’Afep (Association française d’Economie politique), c’est-à-dire un bon tiers de la communauté académique !

Vos réactions me font penser à ce que décrivait Imre Lakatos [philosophe hongrois des sciences, NDLR]: dans l’histoire d’une science, il y a le moment où elle se développe, où elle produit ; puis, quand elle ne permet plus de rendre compte des réalités, elle fabrique une «ceinture de protection» pour éliminer ce qui en menace le cœur. Vous êtes en train de fabriquer une ceinture de protection autour d’une science qui s’effondre parce que la crise de 2008 lui a porté un coup terrible.

P. Cahuc C’est l’inverse qui se passe: cette discipline bouge et s’est ouverte. J’ai donné la liste des médailles Clark, on pourrait aussi donner celle des récents prix Nobel…

Certains Nobel ne jurent pourtant que par les recettes keynésiennes, comme Paul Krugman ou Joe Stiglitz. Une attitude que vous rejetez.

P. Cahuc Nous ne rejetons pas les keynésiens, nous expliquons que les recettes keynésiennes tantôt marchent, tantôt ne marchent pas. Cela ne fait pas si longtemps que l’on peut les tester vraiment. La relance Obama a eu des effets multiplicateurs positifs, mais pas les dépenses du Feder (Fonds européen de Développement économique régional), dans 70% des cas.

Ce que contestent surtout les hétérodoxes, c’est la course à la publication, qui pousserait certains économistes à tordre leur pensée pour pouvoir entrer dans un moule idéologique.

B. Coriat Le problème va au-delà. Dans un récent article (1), Marion Fourcade, sociologue à Berkeley, montre clairement que les économistes sont, parmi toutes les disciplines des sciences sociales, les plus autistes, les plus verticaux, les plus auto-référencés. Il existe en leur sein un système consanguin, voire mafieux.

P. Cahuc Votre accusation est typiquement conspirationniste…

B. Coriat Non, cela repose sur des données précises. Les économistes ont organisé un cercle dans lequel ils s’autoreproduisent à travers des revues qu’ils contrôlent, des étudiants qu’ils forment et qu’ils publient dans ces mêmes revues. C’est cela que nous mettons en cause: cette structure mafieuse, avec des classements qui se font sur la base de paradigmes préconçus.

P. Cahuc Il existe 1 500 revues, le choix ne manque pas. Sur quoi fonctionnent les classements ? Sur le nombre de citations, comme dans toutes les disciplines. Les cardiologues s’autoréférencent eux aussi !

Pierre Cahuc, peut-on être, selon vous, un économiste engagé?

P. Cahuc Dans «le Savant et le Politique», Max Weber dit qu’on ne peut pas être à la fois savant (on dirait «chercheur», aujourd’hui) et politique. Il faut choisir. Je pense que le travail du chercheur, c’est d’expliquer le consensus de la discipline dans laquelle il travaille. Les chercheurs qui n’ont pas d’engagement politique sont mieux à même de le faire. Dans notre ouvrage, on dénonce aussi l’hétérodoxie des grands patrons, la manière dont Louis Gallois a rédigé son rapport…

Mais les patrons ne sont pas des économistes…

P. Cahuc Certes, mais ils financent des études économiques…

B. Coriat Mais la Toulouse School of Economics, qui fait partie de vos idoles, est inondée d’argent privé !

Pour vous, Benjamin Coriat, l’économiste doit-il être engagé ?

B. Coriat L’économiste doit d’abord rechercher la vérité, mais si faire passer cette vérité suppose un engagement, il ne doit pas se cacher derrière son petit doigt.

Propos recueillis par Pascal Riché

1. « The Superiority of Economists », par Marion Fourcade, Etienne Ollion et Yann Algan, « Journal of Economic Perspectives », hiver 2015 .

Bios express

PIERRE CAHUC, 54 ans, est professeur à l’Ecole polytechnique, membre du Conseil d’Analyse économique, chercheur au Crest (Centre de Recherche en Economie et Statistique). Il est l’auteur de plusieurs livres, dont «la Société de défiance» (avec Yann Algan). Il cosigne cette année avec André Zylberberg «le Négationnisme économique» (Flammarion).

BENJAMIN CORIAT, 67 ans, est professeur à l’université de Paris-XIII, membre des Economistes atterrés. Il est notamment l’auteur de «Vingt Ans d’aveuglement. L’Europe au bord du gouffre». Il a coordonné l’an dernier « le Retour des communs » (Les Liens qui libèrent).

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