La fracture culturelle entre "peuple" et "élite"
Date: 8 September 2016 | 3:22 pm
En ces temps de mutation accélérée où la plupart des repères consacrés se brouillent, de nouveaux clivages sociaux se dessinent, disqualifiant les schémas anciens auxquels ils se substituent. C’est ainsi que se révèle la fracture culturelle, celle qui se traduit chez les polémistes par la dénonciation d’une opposition entre « peuple » et « élite ».
Certes, elle n’est pas nouvelle! On peut même affirmer qu’elle est universelle et de tous les temps et qu’elle est quasiment la marque des sociétés traditionnelles. Pour rester en Europe, la césure, durant des siècles, apparaît évidente entre la culture lettrée (appelons-la « culture majeure ») et les cultures populaires, la première constituant une communauté transcendant les cloisonnements politiques et ethniques, usant de l’écrit et de sa langue propre (le latin), les secondes se diversifiant en formes multiples non dépourvues de richesses, mais enfermées dans l’oralité et l’isolement et dont l’aboutissement sera la naissance des folklores. Sous d’autres formes, cette situation reste encore celle qui prédomine dans bien des régions du monde.
L’Occident européen a cru en sortir quand sont nés simultanément, au XVI° siècle, l’imprimerie et les états. La classe des lettrés s’est progressivement élargie et quand, à partir du XVIII° siècle, l’idée de progrès et l’émergence du principe démocratique se sont imposées, le projet de l’accès de tous à la culture majeure s’est concrétisé dans la généralisation de l’instruction et l’alphabétisation du peuple. C’est cette illusion qui se dissipe en ce début de XXI° siècle : la dichotomie culturelle persiste, il existe toujours une culture majeure, celle que maîtrise « l’élite » et que sanctionne, spécialement en France, le diplôme, et elle surplombe la forme commune qu’on nomme « culture de masse ». Les membres de « l’élite » accèdent aux deux (on peut aimer Mozart et apprécier le rap), ce qui n’est pas le cas de ceux qui n’ont pas eu la chance (ou l’occasion) d’une formation adéquate. Ainsi se mettent en place les bases d’une stratification sociale.
Au XIX° siècle, Karl Marx avait défini les antagonismes sociaux dans une perspective économique : opposition entre une classe dominante contrôlant les instruments de production (la bourgeoisie capitaliste) et une classe dominée (le prolétariat salarié). Valable en son temps, le modèle allait cependant s’avérer problématique tant la notion de classe sociale est flottante (Marx lui-même en convenait). Plus nous avançons dans le XXI° siècle, plus les choses se brouillent et le meilleur miroir en est le vote dans les démocraties représentatives. Dans un entretien publié par « Le Débat »(1), le philosophe Marcel Gauchet constate avec raison que « la fracture du diplôme devient l’une des plus fortes variables explicatives des comportements électoraux » et il en donne pour exemple le référendum français de 2005 sur le projet de constitution européenne : « la France du bac plus quelque chose contre la France du bac moins quelque chose« . Le cas est loin de n’être réductible qu’à la France, en témoigne le succès des démagogies populistes qui ont abouti au Brexit en Grande-Bretagne, à la percée du parti AfD en Allemagne ou à l’audience de Donald Trump aux Etats-Unis, pour se limiter à quelques exemples.
C’est qu’il est facile de manipuler l’opinion dans l’espace réducteur de la culture de masse. Dépourvus par manque de base des moyens de développer une approche critique personnelle des problèmes dont ils ont conscience (puisqu’il en sont les acteurs et qu’on leur demande leur avis), ceux qui n’ont pas les clés de la culture majeure ne peuvent que se référer aux instances qui prétendent leur apporter décryptage et explications. Il est facile alors de réduire ces derniers à un catéchisme simpliste, qu’il soit porté par des idéologies réductrices ou par des religions qui donnent à bon compte l’illusion d’avoir tout compris. Il est tout aussi facile de dresser ceux que l’on endoctrine contre de prétendus dominants dans une perspective de lutte de classes qui opposerait irréductiblement le « peuple » à « l’élite ».
Le tout est de définir l’élite, mot-valise qui recouvre ce qu’on veut bien y mettre. L’élite est bien plus que l’oligarchie dirigeante financière et politique également dénoncée, elle ne se définit pas non plus par la fortune sauf à y intégrer un footballeur-vedette et à en exclure un chercheur au CNRS. Elle englobe l’ensemble des individus à qui l’accès à la culture majeure a donné les bases et les moyens d’un examen et d’un jugement réfléchis, autrement dit le produit d’une éducation.
Là se situe sans doute aujourd’hui le problème. L’enfant qui grandit dans un milieu familial appartenant déjà à l’élite sera un héritier culturel, celui qui naît dans l’ambiance de la culture de masse aura tout à acquérir et cela devient alors la mission de l’Education nationale. On a décrit un peu abusivement ce processus comme « l’ascenseur social » vu qu’il permet de dépasser le statut de sa parenté, mais c’est bien plus que cela. Sa mise en place fut l’une des grandes réussites des démocrates des XIX° et XX° siècles. Rappelons au passage que le père du sociologue Pierre Bourdieu était facteur des Postes, celui du philosophe Marcel Gauchet cantonnier de village, celui de Michel Onfray ouvrier agricole, celui de Maurice Allais, prix Nobel d’économie 1988, petit commerçant à Paris.
La frontière correspondant à la fracture culturelle existera toujours et le rêve de sa disparition totale relève de l’utopie, mais cette frontière doit être ouverte et c’est à l’Education nationale d’en organiser le franchissement pour le plus grand nombre. Pour ce faire,elle doit viser à l’efficience et renoncer aux a-prioris idéologiques.
Vaste programme en ces temps compliqués, mais pourquoi ne serait-on pas capable de faire aussi bien que ceux qui nous ont précédés? Là se situe le meilleur antidote contre le discours intéressé qui feint de ressusciter la lutte des classes en dressant le « peuple » aux idées simples contre des « élites » dominatrices supposées méprisantes et sophistiquées.
(1) « Le Débat » n° 190. mai-août 2016