Fanatisme et fin des temps.
Date: 14 September 2016 | 1:35 pm
Face à la sidération que provoque dans l’opinion le fanatisme et la sauvagerie de Daech, cette fascination de l’anéantissement qui fait préférer la mort à la vie jusqu’à se suicider en tuant du même coup le maximum de gens, on reste nécessairement sans explication rationnelle et l’argument du désordre mental est même fréquemment retenu. C’est ne pas voir la nature apocalyptique du prétendu « Etat islamique », dont la création même annonce le début de la fin des temps.
Le récit de la fin du monde est une constante des trois grands monothéismes abrahamiques et s’il s’est chargé de sens symbolique chez les juifs et les chrétiens (mis à part quelques courants fondamentalistes marginaux), il reste pour de nombreux musulmans une relation exacte de ce qui finira par se produire. Les prédications de Daech assurent que le processus est commencé et qu’il en est l’un des agents précurseurs, (nous l’évoquions ici même il y a quelques semaines à propos de la guerre en Syrie et du rôle de la ville de Dabiq). Si dans nos sociétés rationalisées et sécularisées, la démarche nous paraît inintelligible, c’est parce que nous avons perdu notre mémoire historique ; il a existé en d’autres temps, en Europe, des « daech » chrétiens.
La fin du Moyen-âge est hantée par l’angoisse des derniers temps et voit éclore nombre de mouvements qui les annoncent, en particulier dans l’Allemagne rhénane. Des prédicateurs autoproclamés surgissent, appelant à instaurer le règne de Dieu et à combattre sans merci les impies. Dans le climat troublé qui suit la contestation de l’autorité du pape par Martin Luther en 1517, les prédictions apocalyptiques se multiplient, portées par ce nouveau médium, l’imprimerie, qui les diffusent à une échelle jamais atteinte. Astrologues, devins, prophètes rivalisent dans la description de calamités sans précédent. Les conflits sociaux se muent soudain en insurrections mystiques capables de fanatiser des foules.
En 1524, un soulèvement des paysans contre le régime seigneurial, parti d’Alsace et qui s’étend en Allemagne du Sud, se trouve un chef en la personne de Thomas Müntzer, prêtre dissident devenu luthérien avant d’afficher un discours radical qui le brouille avec le réformateur. Müntzer annonce le retour imminent du Christ et la proximité du Jugement. Il appelle à constituer la communauté des saints, à combattre les riches et les puissants, il galvanise les insurgés. L’astrologue Lichtenberger n’a-t-il pas prédit que 1524 serait l’année d’un nouveau déluge?
L’armée levée par les princes écrase le mouvement en 1525 et Müntzer est mis à mort, mais l’agitation rebondit. Au début des années 1530, des prêcheurs néerlandais répandent en Rhénanie l’anabaptisme, qui prône le baptême conscient et réfléchi non des enfants, mais des adultes, et qui véhicule le même discours eschatologique que celui de la guerre des paysans. Il faut se lever et détruire tout ce qui s’oppose au règne de Dieu. La mort dans ce combat est la promesse des félicités éternelles, la violence sainte est sacralisée. Ces idées se concrétisent début 1534 à Münster, en Westphalie, où la récurrence d’épidémies et une crise économique ont exacerbé les problèmes sociaux.
En février 1534, la ville se soulève à l’appel du prédicateur Jan Matthys de Haarlem et après la mort de celui-ci, son compatriote Jean de Leyde prend le relais. Ce dernier déclare une guerre totale aux « injustes », les nobles, les riches, les princes pour préparer le second avènement du Christ. Il appelle au sacrifice, la mort pour la cause menant à une sainteté qui associerait les élus au règne de Dieu. Münster va devenir la nouvelle Jérusalem. Ecartant les autorités municipales, il prend le pouvoir et impose sa dictature, abolit la propriété, interdit l’usage de l’argent, institue le travail forcé. Il ordonne la destruction de tous les livres sauf la Bible et prétend appliquer la loi de Moïse. Les opposants qui n’ont pas fui sont pourchassés et mis à mort. La peine de mort est appliquée à qui désobéit, y compris aux enfants insubordonnés ou aux femmes qui ne se soumettent pas à leur mari. Jean de Leyde institue d’ailleurs la polygamie, partageant entre ses partisans les femmes des condamnés. Lui-même s’attribuera seize épouses! Il finit pas se proclamer roi.
Ce cauchemar dure jusqu’en juin 1535, où une armée levée par les princes allemands reprend la ville.
Comment, à cinq siècles d’intervalle, n’être pas sensible aux correspondances? Même conviction de l’imminence de la fin du monde, même affirmation d’un retour aux sources de la vraie religion, même certitude que ceux qui ne se rallient pas au message sont des impies ou des apostats qui ne méritent que la mort, même assurance que périr au service de la cause ouvre la porte des béatitudes éternelles, même mépris de la vie considérée comme un simple passage qui conduit au final à une véritable fascination de la destruction, même violence exacerbée. Et, en plus, même usage d’un médium nouveau qui offre la possibilité d’une diffusion rapide et élargie du prêche, hier l’imprimerie, aujourd’hui Internet.
La radicalité fanatique, l’impitoyable cruauté, la rage dévastatrice ne sont pas l’apanage d’une dérive de l’islam, l’histoire les voit surgir au cours des âges de tous les horizons religieux. Peut-être, ici, faut-il invoquer l’argument que l’islam est encore une religion jeune et qu’il s’y produit aujourd’hui ce que nous avons nous-mêmes connu en d’autre temps?
Au calendrier de l’Hégire, on est cette année en 1438.