Baston générale dans la science économique française
Date: 9 September 2016 | 9:23 am
Quelle violence ! Entre économistes orthodoxes et hétérodoxes, la guerre est totale. Les seconds accusent les premiers d’avoir confisqué l’université et de fermer leurs publications aux idées autres que les leurs. Les premiers accusent les seconds de refuser “la réalité scientifique” au nom d’une idéologie.
Un degré a été franchi cette semaine, avec la publication d’un livre à couverture noire et au titre ciselé pour faire scandale : “le Négationnisme économique et comment s’en débarrasser”. Ses auteurs sont deux économistes respectés et policés, Pierre Cahuc et André Zylberberg, l’un prof à Polytechnique, l’autre à l’Ecole d’économie de Paris. Ils ont retiré leurs gants et se sont jetés dans la mêlée avec une hargne certaine. A les lire, il n’est plus possible en économie de dire “tout et son contraire”, car celle-ci serait devenue une science expérimentale, grâce à l’accès aux données que permettent les technologies.
“Négationnisme”
A les lire, ceux qui contestent les résultats admis par “le consensus” des économistes seraient donc des “négationnistes”, au même titre que les créationnistes, les climatosceptiques, les industriels du tabac. Ils en profitent pour régler leur compte à la réduction du temps de travail, à l’idée de réindustrialisation des territoires, ou encore à la taxe Tobin… Pour équilibrer leur propos, ils s’en prennent certes aussi aux discours patronaux contre l’impôt ou en faveur de la baisse des charges sur les salaires confortables. Mais leurs cibles principales sont bien les “économistes atterrés” et ceux de l’Afep (Association française d’économie politique) présidée par André Orléan (Normale Sup).
Le titre du livre a soulevé un haut-le-cœur – légitime, il faut le dire – chez les économistes visés. En France, “négationnisme” renvoie à la remise en cause de l’existence des chambres à gaz par des universitaires d’extrême droite. Et le sous-titre – “Comment s’en débarrasser” – n’est guère plus avenant. Un économiste keynésien commente :
“Soit ils ignorent la signification historique du terme ‘négationnisme’ et c’est bien triste pour eux, soit ils ne l’ignorent pas, et c’est tout simplement une honte, pour eux et leur éditeur.”
L’Afep a réagi mercredi par un sec communiqué, dénonçant le titre et le contenu de l’ouvrage, “indigne de notre éthique scientifique” :
“Voici donc la conception que ces économistes se font du débat scientifique : ils détiennent la vérité et leurs contradicteurs ne peuvent être qu’obscurantistes et négationnistes ! Cet ouvrage témoigne ainsi des lacunes abyssales, en histoire des idées économiques et en épistémologie des sciences sociales et expérimentales, de ses deux auteurs.”
Selon l’Afep, une telle attitude “guerrière”, dans le champ scientifique, “serait risible si elle n’était dangereuse” :
“En refusant le droit d’exister à tous ceux qui ne partagent pas leur point de vue, c’est à la promotion d’une science officielle qu’ils nous convient”.
Le lendemain, les Economistes attérés ont publié une réaction de la même eau :
“Si le procédé consistant à frapper d’anathèmes les analyses contestant l’orthodoxie économique est connu, jamais l’attaque n’a été d’un aussi bas niveau […] N’en déplaise à nos nouveaux docteurs Diaforus, la discussion scientifique, la confrontation des idées ont toujours été, sont et continueront d’être une condition non éliminable du progrès dans les sciences.“
Tirole et les “obscurantistes”
Le brûlot de Cahuc et Zylberberg s’inscrit dans le sillage de la polémique qui avait accompagné en 2014 et 2015 le projet de créer une nouvelle section à l’université, “Institutions, économie territoire et société”, qui se serait affranchie des présupposés néoclassiques. De même qu’une section “mathématiques appliquées” avait été créée aux côtés de la section “mathématiques”, afin de permettre à des universitaires d’échapper à une certaine vision des mathématiques pures qui sous-estimait leurs travaux, il s’agissait d’acter le fait que les deux approches de l’économie étaient devenues trop distinctes pour cohabiter, et de desserrer l’étau qui pesait sur les carrières des hétérodoxes. Entre 2005 et 2011, sur 120 nominations de professeurs, “seuls six appartenaient à des courants minoritaires”, avait ainsi calculé l’Afep.
Jean Tirole : “Le libéralisme, ce n’est pas le laisser-faire”
Le ministre de l’Education d’alors, Benoît Hamon, était favorable à l’idée. Son départ du gouvernement en a sonné le glas. Les économistes orthodoxes s’étaient alors ligués pour bloquer le projet de nouvelle section. Jean Tirole, professeur de l’école d’économie de Toulouse, avait mis le poids de son Nobel (reçu en 2014) dans la balance. Il avait écrit une lettre à la secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur Geneviève Fioraso, pour l’enjoindre à stopper l’initiative, dénonçant l'”obscurantisme” de ceux qui la poussaient :
“Chercher à se soustraire à ce jugement [des pairs] promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme. Les économistes auto-proclamés ‘hétérodoxes’ se doivent de respecter ce principe fondamental de la science.”
Cette lettre avait évidemment fait scandale. En mai, un manifeste avait été publié aux éditions Les Liens qui Libèrent, pour s’inquiéter de la disparition du pluralisme en économie : “A quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ?”. Il avait été signé par 300 intellectuels, pas tous économistes, avec certains noms prestigieux : Etienne Balibar, Luc Boltanski, Robert Boyer, Eve Chiapello, Jean-Pierre Dupuy, James Galbraith, Susan George, Gaël Giraud, Steve Keen, Frédéric Lordon…
Un débat Cahuc-Coriat
Dans “l’Obs” de cette semaine, nous publions un (vif) débat entre Pierre Cahuc et Benjamin Coriat, prof à Paris-XIII et pilier des Economistes atterrés. Il sera bientôt en ligne sur ce site. Pierre Cahuc se défend de vouloir fermer la discipline qui, jure-t-il, est de plus en plus ouverte et certainement pas “dominée par le dogme de la rationalité des agents ou des marchés financiers parfaits”. Mais il rappelle que toute recherche doit passer par des publications et par le jugement des pairs, une règle du jeu que n’accepteraient pas ceux qu’il qualifie de “négationnistes”.
Pour Benjamin Coriat cette accusation est une “imposture” : “Nous publions, tous”, et personne ne craint le jugement des pairs. Mais il constate cependant que les comités de lecture des revues économiques prestigieuses rejettent souvent les travaux des hétérodoxes, qui ne rentrent pas dans leur cadre idéologique :
“Les économistes [orthodoxes] ont organisé un cercle dans lequel ils s’autoreproduisent à travers les revues qu’ils contrôlent, les étudiants qu’ils forment et qu’ils publient dans les même revues. C’est cela que nous dénonçons : cette structure mafieuse avec des classements qui se font sur la base de paradigmes préconçus.”
Le débat n’est pas nouveau, mais la crise des marchés financiers de 2008, que les économistes orthodoxes n’ont pas vu venir, l’a évidemment rendu extrêmement sensible. Et il n’est pas près de se refermer.